Comment Daft Punk a réinventé l’art du clip | Les Inrocks (2024)

[Numéro spécial Daft Punk] Dès l’inauguralDa Funk,réalisé par Spike Jonze en 1997, Daft Punk aura bâti une œuvre audiovisuelle en synergie parfaite avec sa musique.Visionnaire par ses collaborations avecde futurs réalisateursincontournables du cinéma indépendant, le duo impulsera, en une poignée de singles,l’un des derniers tournants créatifs de l’art du clip.

Il faut imaginer un temps où les vidéos musicales venaient jusqu’à vous sans que vous ne les ayez en rien sollicitées. En lieu et place de la recherche active sur YouTube d’un objet particulier, on dérivait, parfois au fild’heures d’attention intermittente, parmi les quelques chaînes musicales du satellite. Tandis qu’on s’enfonçait dans la nuit, la programmation de MTV prenait un tour plus indie, Björk ou Tricky s’immisçant en lieu et place des Spice Girlsou d’Ace of Base. La découverte du clip du premier single fraîchement sorti des Daft Punk, Da Funk,en 1997, fut un saisissement.

On peut distinguer deux temps dans la courte histoire du clip. Durant une première période, les années 1980, les vidéos manipulent l’imaginaire du cinéma en empilant les signes, les référencesà différents temps de son histoire (exemplairement les hits de Michael Jackson). Puis dans un second mouvement, les clips élaborent des dispositifs uniques, louchent davantage du côté de l’art contemporain, travaillant – étalonnage numérique aidant –la matière même de l’image, toujours plus soyeuse et malléable (exemplairement, l’œuvre de Mondino ou les premiers clips de r’n’b).

Il se déroule comme une scène, quasiment en temps réel, véritable extrait d’un film qui n’existe pas

Lorsque le jeune Spike Jonze, pas encore cinéaste, tourne le clip de Da Funk, on lui doit déjà deux coups de maître: Sabotage pour les Beastie Boys, pastiche ironique des génériques de séries à flics des années 1970, et It’s Oh So Quietpour Björk, revisitation des grands tropes de la comédie musicale dans le L.A. contemporain. Deux clips hantés par le cinéma, à la jointure des deux courants précédemment décrits, à la fois maniéristes et arty, référencés mais en prise avec la culture visuelle déjà numérique de l’époque. Da Funk déplace encore un peu le curseur. Le clip emprunte au cinéma non pas une imagerie référencée, mais plutôt l’art de la construction et de la durée. Il se déroule comme une scène, quasiment en temps réel, véritable extrait d’un film qui n’existe pas.

Un personnage, prénommé Charles, avance le soir dans une rue de New York ralenti par une jambe plâtrée, et tenant en plus de ses béquilles un ghetto-blaster d’où émane le morceau des Daft Punk. Il est doté d’une tête de chien mais personne autour de lui ne paraît noter ce particularisme pourtant saillant. Charles est sans cesse importuné, mais jamais pour cette raison, dont l’étrangeté crève pourtant les yeux des spectateur trices. Des enfants raillent sa démarche embarrassée et son maniement maladroit des béquilles. Un bouquiniste à qui il achète un livre est indisposé par le volume trop important de sa musique, mais un insert dans le ghetto-blaster révèle subrepticement qu’il ne contient aucune cassette et que le son qu’il émet est incontrôlable.

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Le clip joue habilement de la diégétisation de sa bande-son, le morceau des Daft étant soudainement moins audible lorsqu’une vitre sépare Charles de la caméra. Dans une épicerie de nuit, ilrencontre une ancienne voisine qui ne le reconnaît pas (comme si on pouvait ne pas reconnaître une connaissance dotée d’une tête de chien). Ils projettent de changer de quartier pour dîner ensemble. Mais encombré de son ghetto-blaster impossible à éteindre, Charles ne peut monter dans le bus et voit son amie retrouvée s’éloigner, dépitée, sans lui. Tous les codes, inusuels dans l’art du clip, de l’hyperréalisme et de la quotidienneté sont ravagés par une logique onirique. Chaque station de ce récit ramassé comme une courte nouvelle rejoue la figure de l’empêchement, comme dans un cauchemar obsédant, comme si un trauma avait été enfoui et rejaillissait sur le mode du déplacement.

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Avec ce chef-d’œuvre, Spike Jonze impose au genre du clip un format narratif d’une densité inédite que deux singles suivants de l’album Homework vont décliner. Burnin’, réalisé par Seb Janiak, est lui aussi, de façon plus littérale, mû par une logique onirique (cette fois plus heureuse). Un petit garçon joue avec un camion de pompier tandis qu’à ses côtés son père s’affaire à un barbecue. Il se projette alors en pompier héroïque qui, dans un remake de La Tour infernale, sauve d’un incendie ravageurles convives d’une fête au sommet d’une tour. Même construction en micro-récit dans Revolution 909,réalisé par Roman Coppola (lui non plus pas encore cinéaste): une jeune teufeuse échappe à une descente de police en fixant la tache de tomate sur le T-shirt du flic qui l’interpelle. Dans un maelström de found footage, en flashback, l’adolescente voit la généalogie de cette tache depuis l’éclosion de la tomate.

Les trois clips frappent par leur art du récit ultra-concis. C’est pourtant à rebours de ce style néonarratif qu’un autre clipissu d’un single de Homeworks’impose comme un nouveau chef-d’œuvre. Réalisé par Michel Gondry (également à l’orée de sa carrière cinématographique), Around the World est, en effet, un pur clip dispositif, fondé sur une scénographie unique dans un lieu unique. Sur un podium d’émission de variétés rétro s’agite un ébouriffant ballet mécanique, dont chaque sous-groupe réagit uniquement à une constituante du morceau des Daft. Les cosmonautes ne s’animent que sur les voix vocodérisées; les garçons en streetwear, sur les boîtes à rythmes; les nageuses, sur certaines boucles de synthé… La texture sonore du tube est ainsi décomposée par l’image, dans une dynamique analytique propre à la dissection.

Débauche d’éclairages et mise en retrait progressive de l’image

Etrangement, après de tels feux croisés d’invention, qui offrent au clip un nouvel âge d’or (qui se perpétue avec d’autres morceaux emblèmes de la French Touch chezAir, Alex Gopher, Cassius…), les Daft partent visuellement dans d’autres directions. L’album Discovery donne lieu à un moyen métrage du mangaka Leiji Matsumoto, créateur d’Albator, narrant dans un graphisme chatoyant et raffiné les aventures d’un groupe de musicienes enlevés par des créatures d’une autre planète. Du conceptuel Human after All émanent deux clips jouant avec les codes du live télévisuel, dans une débauche d’éclairages saturés (Robot Rock) ou intronisant une effrayante nouvelle créature, un bébé robot aux airs maléfiques (Technologic).

Enfin, les clips promouvant Random Access Memory sont encore moins marquants, comme si désormais l’image se tenait humblement en retrait de la musique. Get Lucky ne comportait qu’un teaser ne couvrant qu’un fragment de la chanson. Lose Yourself to Dance organise, sobrement mais avec élégance, une performance de Nile Rodgers, Pharrell et les Daft, dans des costumes luminescents, sous un dôme lumineux, entourés de clubbers. Plus sophistiqué, Instant Crush métamorphosait Julian Casablancas en archaïque pièce d’un musée de cire, remisé à la cave et consumé par les flammes d’un incendie (mais ironiquement, les Strokes, rockeurs vintage qui ont embrasé le début des années 2000, survivront aux robots electrofuturistes Daft Punk désormais séparés).

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Grâce à une poignée de collaborateurs choisis avec un discernement hors pair (Gondry, Jonze, Coppola, Matsumoto…), l’histoire des Daft Punk est à jamais intriquée à celle de l’art du clip, dont elle a initié un des derniers grands sursauts créatifs. Mais, assez vite, elle s’est déployée ailleurs, réservant à d’autres régimes d’images (les shows faramineux de la tournée de 2007, leur unique film de cinéma – lirep. 32) leur invention visuelle.

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